Une langue ne consiste pas seulement en une grammaire et un vocabulaire. Les linguistes savent et enseignent que les hommes ne parlent pas par mots, mais en réalité par phrases, et la plupart de ces phrases sont, ou toutes faites, ou coulées dans des moules fixés par l'usage. Or comme, en général, les hommes ne réfléchissent pas à ce qu'ils disent, et n'analysent ni leurs phrases ni leurs pensées, il s'ensuit que la plupart des phrases usuelles sont des idiotismes. En effet, un idiotisme n'est pas, comme on le dit couramment, une façon de parler particulière à une langue, mais une forme de phrase dont le sens ne peut se découvrir par l'analyse, parce qu'il ne résulte pas logiquement du sens et de la combinaison des éléments employés. Aussi y a-t-il des idiotismes communs à beaucoup de langues: telles sont, par exemple, les expressions se trouver, avoir lieu, courir un danger. Même l'emploi du verbe auxiliaire avoir pour former les temps antérieurs est un idiotisme grammatical (commun aux langues romanes et germaniques, mais propre cà ce groupe, qui constitue une infime minorité dans l'ensemble des langues humaines), car: J'ai écrit une lettre n'équivaut nullement à: J'ai une lettre écrite (peut-être par un autre) (1)
(1) Qu'on se s'avise pas d'alléguer la différence que constitue la variation du participe (en français seulement), car nous répondrions que la fameuse règle des participes (véritable casse-tête chinois) est un simple reste archaïque de l'époque où le participe s'accordait toujours: La lettre que j'ai écrite. D'ailleurs, dans une foule de cas analogues, cette variation n'existe que pour l'oeil et nullement pour l'oreille.
Le domaine de l'idiotisme est donc beaucoup plus tendu qu'on ne se l'imagine; et il ne faut nullement le confondre avec celui de la métaphore et des autres figures, qui sont souvent claires et logiques, donc compréhensibles internationalement. C'est un idiotisme que l'emploi obligatoire et exclusif de tel verbe avec tel substantif; pourquoi dit-on tour à tour, d'une même autorité, qu'elle prend un arrêté et qu'elle rend un décret? Il y a même des verbes que l'usage associe indissolublement à un substantif, et qui n'existent que dans une seule locution: on n'intime qu'un ordre; on n'intente qu'un procès. Voilà des exemples, entre mille, de ces phrases toutes faites, qu'on emploie sans réflexion et sans analyse, et qui constituent le fonds de nos langues naturelles.
Or, ce sont ces innombrables idiotismes qui forment la principale difficulté de nos langues pour les étrangers (et même pour beaucoup d'indigènes(!). Quelles que soient les complications et les irrégularités de la grammaire, les anomalies et les bizarreries du vocabulaire (et l'on sait pourtant si ce sont là deux sources de difficultés et d'erreurs incessantes), elles ne sont encore rien au prix de la phraséologie: on n'apprend celle-ci que par l'usage, c'est-à-dire par une longue pratique; voilà pourquoi, en réalité, jamais on ne sait bien une langue étrangère; on ne sait vraiment (et tout au plus!) que sa langue maternelle. On demandait un jour à l'illustre linguiste HUGO SCHUCHARDT combien il savait de langues (et il en sait beaucoup, au sens ordinaire du mot). Il répondit: À peine une seule: la mienne. Et cela est vrai pour tout le monde, même pour ceux qui, moins savants, se disent et se croient polyglottes.
C'est pourquoi il n'y a qu'une seule langue qu'on puisse pratiquement apprendre et posséder pleinement: c'est la langue internationale (Ido), parce qu'elle est la plus facile pour le plus grand nombre d'hommes. Cette facilité vient précisment de ce qu'elle n'est pas fondée, comme les langues naturelles, sur l'usage, mais sur la logique. Et par la logique il ne faut pas entendre quelque chose de subtil ou de mystérieux, réservé à quelques esprits d'élite et inaccessible au vulgaire mais simplement le bon sens, qui est la chose du monde la mieux partagée, suivant Descartes. Toute la logique de la langue internationale consiste en ce principe : chaque élément de la langue a un sens unique et constant, qu'il garde dans toutes les combinaisons, de sorte que le sens d'une combinaison résulte, sans ambiguïté, du sens de ses éléments (et par suite peut être découvert et déterminé par l'analyse logique).
De même que ce principe régit toute la dérivation, il domine toute la phraséologie de la langue internationale. On ne verra jamais dans celle-ci, comme à chaque instant dans nos langues, un mot changer de sens suivant les mots auxquels il se trouve associé, ou même perdre tout sens dans certaines combinaisons. La caractéristique de la langue internationale est de n'avoir aucun idiotisme, ni dans la grammaire, ni dans la formation des mots, ni enfin dans la phraséologie. C'est là ce qui la distingue radicalement de toutes les langues naturelles; c'est là aussi la condition évidente de son internationalité absolue et de sa facilité pour tous. Là, enfin, se trouve l'explication de ce fait d'expérience, qui n'est paradoxal qu'en apparence: à savoir que des adeptes d'instruction médiocre, mais intelligents, c'est-à-dire doués du bon sens naturel, savent mieux l'Ido et le manient plus correctement que leur langue maternelle. Et, fait plus remarquable encore, ils le manient plus correctement que certains compatriotes plus instruits, que leur éducation littéraire même asservit davantage aux idiotismes de leur langue maternelle.
Cela explique enfin la très grande différence qui existe nécessairement entre le dictionnaire Ido-national et le dictionnaire national-Ido. Le premier pourrait se réduire à l'ensemble des racines accompagnées d'une définition précise; car il suffit à l'adepte de connaître les règles de la dérivation pour analyser tous les mots; et si l'on joint à chaque racine les principaux dérivés, les plus usuels (non pas tous, ce qui serait impossible), c'est simplement pour en donner des spécimens, et surtout pour éviter que l'adepte ne se laisse égarer par l'exemple des dérivés illogiques de sa propre langue. En tout cas, on n'a besoin de citer aucune phrase, car en Ido il n'y a pas de phrases toutes faites. Au contraire, un dictionnaire national-Ido doit donner pour chaque mot, d'abord tous ses sens souvent très divers, qui ont autant de traductions différentes; ensuite, toutes les locutions où ce mot figure, et où son sens se modifie encore ou même disparaît. En un mot, le dictionnaire national-Ido doit être le répertoire de tous les idiotismes de la langue, et les traduire un à un en Ido. C'est pourquoi il est forcément beaucoup plus étendu que le dictionnaire Ido-national, et il le sera d'autant plus qu'il s'efforcera d'être plus complet: car le domaine des idiotismes est presque illimité. L'inégalité même des deux dictionnaires est donc un signe de la facilité de l'Ido par rapport aux langues nationales.
À vrai dire, le dictionnaire national-Ido serait complètement inutile à quelqu'un qui penserait d'emblée en Ido, et qui aurait appris l'Ido par la méthode directe ou maternelle. C'est là le cas idéal, car à un tel adepte la langue apparaîtrait dans toute sa simplicité et dans toute sa beauté. Mais en fait, la langue internationale n'étant qu'une langue auxiliaire et seconde, on ne l'apprend que quand on sait déjà une autre autre langue; et alors chaque adepte, ayant l'habitude de penser dans sa langue maternelle, est forcément tenté (tant qu'il est novice) de formuler sa pensée dans celle-ci pour la traduire ensuite dans celle-là. Or cette méthode indirecte complique beaucoup la pratique de la langue internationale; car (comme on l'a dit bien souvent) la principale ou plutôt la seule difficulté de la langue internationale vient de nos langues naturelles. On le comprend sans peine après ce que nous avons dit. Au lieu d'énoncer directement sa pensée sous la forme la plus claire et la plus logique, on l'énonce d'abord sous une forme plus ou moins illogique et confuse, en langue naturelle, et l'on est ensuite obligé de l'en dépouiller pour la traduire dans la langue internationale. Mais dès qu'un adepte est un peu avancé, il pense directement dans la langue, et par conséquent il n'a plus besoin de traduire. C'est à ce besoin de traduction que répond le dictionnaire national-Ido, et comme la traduction n'est qu'un expédient provisoire et un signe d'infirmité, on peut dire que ce dictionnaire n'est qu'une béquille, et doit devenir inutile à ceux qui possdent parfaitement la langue.
Néanmoins, il peut rendre de grands services tant aux débutants qu'aux adeptes les plus exercés. Aux uns il n'enseignera pas seulement l'Ido; indépendamment de l'utilité pratique de cette langue pour les relations internationales, il leur apprendra à penser logiquement et à analyser leur pensée. En ce sens, l'étude de l'Ido est un exercice intellectuel comparable, sinon supérieur, à l'étude du latin ou d'une langue étrangère; et, en tant qu'on recommande cette étude pour des raisons pédagogiques et non utilitaires, l'étude de l'Ido peut la remplacer, même avec avantage. En effet, la seule différence est en faveur de l'Ido: quand on apprend le latin ou une autre langue, on s'exerce à dépouiller sa pensée des idiotismes de la langue maternelle pour la revêtir ensuite des idiotismes de l'autre langue; tandis qu'en Ido on doit lui donner simplement sa forme la plus claire et la plus internationale. C'est là le sens du précepte si souvent donné par l'un de nous: Il ne faut pas traduire les mots, mais la pensée. D'un côté la pensée ne fait que changer de travestissement et d'esclavage; de l'autre, elle s'affranchit vraiment de toute contrainte pour trouver son expression pure et adéquate. Nous le demandons aux partisans les plus convaincus des études classiques, dont nous reconnaissons la très haute valeur: si leur but est de dégager l'esprit de la tyrannie des mots, et de lui apprendre à penser, l'étude de l'Ido ne vaut-elle pas bien celle du latin?
D'autre part, on dit toujours que l'étude d'une langue étrangère, classique ou moderne, fait mieux connaître la langue maternelle. Cela est vrai en particulier pour l'Ido. Par cela même que ce dictionnaire est le répertoire des divers sens des mots français et des idiotismes qu'ils composent, il permet de s'en rendre mieux compte; et l'on peut parier qu'un lecteur français, même érudit, y apprendra quelque chose sur sa propre langue. Il y apprendra tout au moins à quel point le sens de certains mots est variable et ambigu, combien de locutions sont bizarres, étranges et absurdes; et par là il comprendra mieux quelle est la difficulté du francais pour un étranger. Si cet ouvrage peut seulement convaincre le lecteur de ce fait, qu'il est impossible à un étranger d'apprendre à fond et de manier parfaitement la langue française, taudis qu'il est possible et même facile, avec bien moins de peine, d'apprendre à fond et de manier parfaitement l'Ido, il en aura fait un nouveau partisan de la langue internationale; et ce ne sera pas le moindre fruit de notre travail.
Les considérations précédentes expliquent et justifient la méthode adoptée dans ce dictionnaire. Nous nous sommes efforcés d'abord de distinguer nettement les divers sens de chaque mot; et quand ces sens sont fondamentalement différents, nous les avons séparés par un signe spécial (X).
Pour le choix des locutions à traduire, voici la règle que nous avons suivie: nous avons omis toutes celles o le mot français se traduit par le mot correspondant (de même sens) en Ido; nous n'avons retenu que les autres, c'est-à-dire celles qui constituent des idiotismes par rapport à ce mot, autrement dit, celles qu'on ne peut pas traduire mot à mot. Nous avons aussi donné quelques exemples de mots composés, parce que le francophone n'a pas l'habitude de cette formation si commode en Ido. C'est une ressource dont d'autres peuples sont tentés d'abuser, mais que le francophone est trop tenté de négliger. In medio virtus!
L'âme de la phrase est le verbe; pour construire une phrase quelconque, il faut savoir construire le verbe. Aussi avons-nous donné toutes les indications nécessaires cette fin. Nous avons constamment distingué les verbes français transitifs et intransitifs; sauf indication contraire, les verbes correspondants en Ido ont le même caractère. Pour indiquer qu'un verbe est transitif, et en même temps la nature de son complment direct, nous le faisons suivre de (ulu), (ulo) entre parenthèses. Quand le verbe peut avoir des compléments indirects, nous indiquons les prépositions qu'il convient d'employer pour eux; de même après les adjectifs et les substantifs qui appellent des compléments. Car nos langues divergent tellement et sont si capricieuses dans l'emploi des prépositions, que les novices risquent fort de ne pas trouver la préposition juste au point de vue logique, et d'en employer une autre. C'est encore là un vaste champ d'idiotismes, le plus vaste peut-être que nous offrent les langues naturelles.
Pour alléger un peu notre ouvrage, nous avons omis les dérivés dont la formation est absolument évidente et régulière, et doit être connue de tout Idiste tant soit peu instruit (2). Ce sont d'abord les adverbes de manière en -ment, qui dérivent en Ido de l'adjectif correspondant par la substitution de -e à -a. Ce sont ensuite les féminins: d'une part, tous les adjectifs féminins, qui sont en Ido identiques aux masculins; d'autre part, parmi les substantifs féminins, tous ceux qui dérivent régulièrement du masculin (comme lion, lionne). L'adepte doit savoir que de tout radical (sans sexe) on peut dériver, en cas de besoin, le masculin par le suffixe -ul et le féminin par le suffixe -in. Nous n'avons donc indiqué les formes sexuées que dans les cas où en français le masculin et le féminin ne se correspondent pas formellement (coq, poule; mulet, mule).
(2) Cette formation n'a pas plus besoin d'être mentionnée dans un dictionnaire Ido que les différentes formes d'un verbe, par exemple, la conjugaison étant absolument régulière pour tous les verbes.
Nous avons mis entre parenthèses tous les mots Ido qui ne sont pas traduits, ou qu'on peut omettre. Nous avons imprimé en
Il nous reste à témoigner notre reconnaissance aux collaborateurs dévoués qui nous ont aidés au cours de notre travail: M. PAUL ROUZ, qui a rédigé le brouillon de la première moitié; à MM. FICHOT et TOURNAIRE, qui en ont recopié une partie; et enfin et surtout M. F. MIROT, qui, après avoir mis le reste au net, a revu toutes les épreuves avec un soin extraordinaire, en les confrontant avec les décisions de l'Académie, dont il a élaboré le répertoire le plus exact et le plus complet. M. l'abbé GUIGNON, secrétaire de l'Union sacerdotale Idiste, avait composé pour son propre usage un dictionnaire français-Ido manuscrit, qu'il a bien voulu mettre à notre disposition, et auquel nous avons emprunté de précieuses indications. Qu'ils soient tous remerciés ici pour le concours tout bénévole et spontané qu'ils nous ont offert. C'est l'honneur de l'Ido d'inspirer à ses adeptes de pareils dévouements, des enthousiasmes silencieux, mais actifs et persévérants; et c'est aussi le meilleur gage de son succès final.
Juillet 1914.
L. DE BEAUFRONT. L. COUTURAT.